
L’expérience mystique
Par Jérôme Martineau, Revue Notre-Dame du Cap, octobre 2024, p.26-27
Vie de François d’Assise par José Benlliure y Gil. (Source Wikipédia)
La mystique est un champ mystérieux de la vie spirituelle que les spécialistes ont de la difficulté à définir. Et pourtant, la mystique et les mystiques ont une longue histoire dans la spiritualité des grandes religions.
La mystique fait partie de l’expérience de certains croyants. On parle de la mystique chrétienne, de la mystique musulmane comme de la mystique hindoue. Il y a donc quelque chose en commun dans l’expérience spirituelle des religions qui s’exprime à travers la voie mystique. Le présent article s’attardera à parler des grandes caractéristiques de la mystique chrétienne.
Il faut avoir une définition qui puisse nous aider à comprendre l’objet de l’étude. J’ai trouvé plusieurs définitions qui ne me satisfaisaient pas parce que leur intellectualisme était peu accessible. Le philosophe Jacques Maritain montre l’originalité de la vie mystique : « Nous entendons le mot « expérience mystique » (…) au sens de connaissance expérimentale des profondeurs de Dieu ou de passion des choses divines, menant l’âme par une suite d’états ou de transformations jusqu’à éprouver au fond d’elle-même le toucher de la déité, et à sentir la vie de Dieu. »
UNE COMMUNION PROFONDE
Il faut retenir les mots « connaissance expérimentale des profondeurs de Dieu ». Les personnes vivant une expérience mystique vivent un état de communication – de communion profonde – avec Dieu. Leur être entier est tourné vers Dieu. Dieu par le travail de l’Esprit révèle en eux la profondeur de son amour. Cette révélation produit souvent des états de conscience qui mènent les personnes vivant ces états à entrer dans ce qu’on appelle des « extases ». Leurs corps expriment dans des comportements spéciaux les effets de cette grâce originale. Il n’en demeure pas moins que la prudence est requise. Ce ne sont pas tous ces signes qui sont garants de l’authenticité d’une expérience mystique.
Jacques Maritain indique que cette expérience profonde « transforme la personne ». Il y a un avant et un après. C’est le Seigneur qui fait irruption dans les profondeurs de la vie de la personne. Marie de l’Incarnation a vécu à quelques reprises des expériences où Dieu se communiquait à elle sous divers signes. Ces manifestations font grandir en elle l’état d’union à Dieu. Un jour, elle prend la décision de venir en mission au Canada. Marie-Caroline Bustarret signale que par la suite, elle ne parle plus d’expériences mystiques.
Selon Jacques Maritain, « ce n’est pas seulement notre amour de Dieu que nous expérimentons. C’est Dieu lui-même que nous expérimentons par notre amour. » Il y a dans l’expérience spirituelle un terrain commun : celui de notre amour pour Dieu et de l’amour de Dieu pour nous. Le théologien Louis Boyer parle de la mystique en ces mots : « La mystique est le mystère vécu. La mystique intériorise incessamment le mystère : les mystères de la vie de Jésus. »
DANS LES ÉCRITURES
La Bible n’est pas bavarde à propos de l’expérience mystique. Le passage le plus éloquent se trouve dans la deuxième lettre aux Corinthiens lorsque saint Paul parle « des visions et révélations du Seigneur » dont il a bénéficié. Il écrit : « Cet homme-là fut enlevé jusqu’au troisième ciel. Et je sais que cet homme – était-ce dans son corps? Était-ce sans son corps? Je ne sais, Dieu le sait – cet homme fut enlevé jusqu’au paradis et entendit des paroles inexprimables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire » (2 Corinthiens 12, 2-4).
Saint Paul ne sait pas comment décrire ce qui lui est arrivé. L’initiative de la rencontre en profondeur ne lui appartient pas. C’est le Seigneur qui prend en charge son âme pour lui faire connaître le ravissement de la rencontre avec l’amour divin. Saint Paul ne dévoile pas les paroles qu’il a entendues. Toute rencontre avec l’amour divin laisse les hommes et les femmes sans mots. On ne peut se servir des mots du divin. Ils appartiennent au secret de l’âme, là où le divin a laissé son empreinte.
Il y a un moment de la vie de Moïse où le grand prophète entre chez Dieu. Cette scène se situe après la proclamation des dix Paroles. Le ciel est embrasé. Le peuple dit à Moïse : « Parle-nous, toi, et nous t’écouterons, mais que Dieu ne nous parle pas, car alors c’est la mort. (…) Le peuple se tint loin; et Moïse s’approcha de l’obscurité profonde où était Dieu » (Exode 20, 19.21).
Il y a dans ce texte un double mouvement. Le peuple craint que Dieu lui parle. Ce n’est pas tout le monde qui peut entendre Dieu. Moïse, le prophète que Dieu a appelé, lui seul peut entendre sa parole. Le texte de l’Exode nous surprend. Moïse « s’approcha de l’obscurité profonde où était Dieu ». Cette courte mention de la rencontre de Dieu au sein de l’obscurité a influencé plusieurs mystiques. Pour Pierre Hadot, il ne s’agit pas ici « d’une mystique de la lumière, mais des ténèbres ou plutôt des ténèbres par excès de lumière ». Il ajoute : « En entrant dans les ténèbres, Moïse est dépouillé de tout. »
UNE EXPÉRIENCE AMOUREUSE
Le philosophe Henri Bergson enseigne que l’expérience mystique indique avant tout « la nature de Dieu : Dieu est amour ». C’est l’union d’amour qui caractérise cette expérience. Le théologien André Gounelle présente la pensée du grand théologien Paul Tillich pour qui la « mystique met l’accent sur l’intimité entre Dieu et ses créatures. Les manifestations de Dieu ne se situent pas à l’extérieur de nous. Il se fait connaître, se rend visible dans les profondeurs de notre cœur, de notre personne, de notre vie. »
L’expérience mystique n’est pas essentielle dans le christianisme, et n’est pas nécessairement le don le plus élevé. L’essentiel est la charité qui seule permet d’évaluer la perfection.
G. Moioli, Dictionnaire de la vie spirituelle
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Saint Jean de la Croix parle des effets de cette rencontre sur l’âme : « L’âme n’a plus les connaissances qu’elle avait antérieurement : elle les perd de vue, elle n’en a plus souvenir quand elle est dans le ravissement d’amour… Cette transformation en Dieu lui donne une telle ressemblance avec la simplicité et la pureté de Dieu, qu’elle reste pure, dégagée de de toutes formes et de toutes les figures qu’elle avait précédemment. » Paul Tillich a écrit à ce propos que « Dieu est au-dessus de ce que nous disons, de représentations que nous en avons et des rites par lesquels nous le célébrons ».
Diplômé en communications et en théologie, JÉRÔME MARTINEAU a été chargé de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il a dirigé la revue Notre-Dame-du-Cap durant près de 30 ans. Il a reçu en 2012 le prix Marie-Guyart en reconnaissance de son travail dans le domaine médiatique.